Les principaux protagonistes de la thèse qui a reçu le prix Dezès cette année sont des objets familiers : des chandeliers. Plus précisément les chandeliers en alliages de cuivre. Des luminaires dont la circulation et la possession sont usuels mais qui constituent tout de même un élément de mobilier prisé de leurs propriétaires. L’objet d’étude, faut-il le préciser, est neuf. Les derniers travaux sur le thème datent de la fin du XIXe siècle : il était nécessaire de la tirer de la catégorie des arts mineurs et populaires, où on l’avait relégué. Voici le titre de la thèse : Les chandeliers en bronze, en cuivre et laiton en Europe du XIIIe au XVIIe siècle. Production, diffusion et usages. Il rend compte de l’ampleur du projet, qui embrasse, de manière convaincante le long terme et un espace géographique vaste, celui de l’Europe de Nord principalement, et l’ensemble du cycle de leur existence : ils sont considérés dans leurs formes, leur matière, leurs techniques de production, mais aussi leurs dimensions économique, sociale, culturelle et patrimoniale.
Une telle ambition supposait d’avoir recours aux acquis des diverses sciences. Le travail est, de fait, à la confluence de l’archéologie, de l’histoire et l’art et de l’histoire, associées pour appréhender les chandeliers dans leur matérialité comme leurs usages multiples. Les techniques, les outils d’analyse et le bagage conceptuel de chaque discipline sont convoqués et confrontés. Faire appel aux résultats de l’archéométrie appliquée aux métaux s’est avéré des plus utiles, permettant de déterminer la composition des alliances des objets. La vocation de celle-ci est, en effet, le relevé et l’analyse des « informations enregistrées par les objets anciens… le plus souvent observables à travers la mesure instrumentée de paramètres inaccessibles à l’observation visuelle », par le recours aux sciences physiques et chimiques entre autres – selon Philippe Dillmann, co-directeur de la thèse, et Maxime L’Héritier. Ce n’est pas un des moindres mérites de ce travail que de parvenir à équilibrer les apports respectifs de l’histoire et l’archéologie.
Cette interdisciplinarité revendiquée et l’approche diachronique adoptée trouvent leur traduction dans un corpus matériel et documentaire qui met systématiquement en relations les collections européennes de chandeliers et des sources textuelles et iconographiques. La thèse est bâtie sur ces trois piliers. Afin de couvrir cinq siècles, la priorité a largement été donnée à des corpus déjà constitués, publiés sur papier ou en ligne. Les limites et l’apport de chaque support ont été patiemment soupesées. La fouille de plusieurs ateliers d’artisans constitue la contribution essentielle de l’archéologie, au cours de ce vingt dernières années, à la production des objets en alliage de cuivre ; la meilleure connaissance de la métallurgie n’a pourtant pas réellement été mise au service des chandeliers. Pour ce qui des sources manuscrites, les inventaires après décès et, dans une moindre mesure, les testaments, se sont avérés les plus utiles ; les documents comptables se sont, au contraire, révélés décevants. D’une manière générale, l’identification des modèles est rendue difficile par des mentions peu significatives et descriptives. Ainsi, la forme des objets se confond, dans les documents, avec leur utilisation ou leur fonction : un « chandelier à tapisserie » apparaît dans l’inventaire après décès de Gabrielle d’Estrées. Quant aux mentions à des origines géographiques, font-elles référence à un lieu de production ou à un style ? Pour ce qui est de l’image, il a été nécessaire de déjouer les pièges tendus par les codes de la représentation et de faire des choix au sein d’une production pléthorique : les contexte domestique et religieux ont seuls été retenus.
D’un objet ordinaire, envisagé comme un objet-frontière permettant d’envisager tout à la fois les techniques, les échanges et les usages des chandeliers, Anne-Clothilde Dumargne a réalisé, en un mot, une histoire totale. Les acquis de ce travail sont, en effet, multiples.
La thèse établit tout d’abord une terminologie et une typologie convaincantes des luminaires en alliages de cuivre. L’une et l’autre sont le résultat d’une démarche prudente, construite pas à pas, nécessitant de manier le spectrographe de masse comme l’analyse lexicologique. Il a d’abord fallu, pour cela, abandonner les hypothèses de départ, ancrées dans une conception traditionnelle de l’histoire de l’art. Soumis à la réparation, à la réutilisation puis à la patrimonialisation, dépourvus de marques au Moyen Âge, les chandeliers conservés dans des collections actuelles se prêtent mal à une analyse : il est difficile de les dater et une partie de leur vie est le plus souvent en pièces. L’archéologie sous-marine a été appelée en renfort : elle était seule à même de livrer un ensemble cohérent et de palier l’impossibilité de lier facilement les modèles produits à des espaces de productions spécifiques. Une cargaison qui a sombré au large de Zeebruges, probablement au début du XVIe siècle, a servi de fondement à la réflexion. Découverte dans les années 1990, elle comprend 86 chandeliers et 161 éléments de chandeliers, autant d’objets fabriqués aux Pays-Bas et destinés à la vente. Elle apporte un éclairage inédit sur le degré de diversité des formes voulu par les artisans ainsi que sur les stratégies qui régissent le commerce des chandeliers, pour un le marché de la vente en gros comme au détail. Il apparaît que les fondeurs sont en mesure de répondre à des demandes constantes en objets du quotidien grâce à une production à très grande échelle et en des quantités importantes. Sans pour autant que les chandeliers obéissent à une quelconque standardisation : la nature des alliages varie selon la coulée, la technique de fabrication, le type d’objet, et peut même varier d’un objet à un autre. Comment, dans ces conditions, identifier un atelier ? Les constats sont aussi fermes que surprenants : les chandeliers échappent à sérialisation. Ainsi faut-il renoncer à les dater et à définir avec précision un producteur et un leur lieu de fabrication. Les conclusions tirées de l’étude de cette cargaison ont été confrontées à un corpus plus vaste. Avec des résultats probants. Le patient travail de normalisation du vocabulaire, conçu de manière tout à fait fondé comme une étape fondamentale, est mené de manière convaincante : on dispose à présent d’une rigoureuse nomenclature illustrée désignant précisément chacune des parties constitutives des chandeliers. Elle sert d’appui à l’élaboration d’une typologie raisonnée qui ne fait plus la part belle à l’analyse stylistique et morphologique, mais distingue deux grandes catégories de chandeliers en fonction du mode de fixation du combustible : chandeliers à pique, dans laquelle on plante les chandelles de cire, et chandeliers à binet, pour les chandelles de suif, de moindre coût. La thèse s’adresse ainsi autant aux historien.ne.s qu’aux spécialistes de la conservation du patrimoine et de la restauration ou aux antiquaires.
L’histoire culturelle y trouve aussi son compte. Les luminaires mobiles sont des ustensiles que l’on possède et que l’on s’approprie. Anne-Clothilde Dumargne s’est attachée à en étudier les usages entre Moyen Âge et époque moderne. Dans l’espace des édifices religieux, ils ont une histoire ancienne. Le rôle, déjà bien étudié, de marqueur spatial et de l’espace sacré, est rappelé. Placées devant les autels, les reliques ou les statues de saint.e.s, les sources lumineuses guident le fidèle. Sources d’émerveillement, elles sont associées par les théologiens au mystère de l’Incarnation. La thèse établit qu’à partir du XIIe siècle au moins, les chandeliers sont placés sur l’autel : ils se trouvent directement associés à l’exercice du culte. Leur statut se précise : ils sont, au moins en principe, associés aux ministeria – objets indispensables au culte – et non aux ornamenta. S’agit-il en pratique d’un changement significatif en termes de sacralité ? Celle-ci n’est en tout cas pas un frein à la vente fréquente et au vol de ces objets précieux. Le monopole ecclésiastique s’estompe au XIVe siècle. Apparaissent alors des formes et des consommations nouvelles. Le chandelier devient un élément de mobilier à la mode, qu’il faut avoir dans son intérieur. Les foyers aisés sont les premiers à accueillir les objets en alliages cuivreux, signes ostensibles de luxe. L’apparition du binet vers 1350 semble favoriser une certaine « démocratisation » des chandeliers. À partir du XVe siècle, leur présence devient de plus en plus courante, et plus uniquement chez les plus riches. À travers l’exemple anglais, Anne-Clothilde Dumargne a tenté de déterminer quel usage qui est fait des chandeliers dans le cadre domestique. Ils n’ont manifestement pas un caractère indispensable et ne sont pas nettement désignés comme des éléments de confort – contrairement au foyer. Ils ne procurent qu’une luminosité assez faible, même si on cherche à la rendre plus intense grâce à des accessoires réfléchissants. Pour ce qui de leur distribution, ils sont entreposés à la fois dans des pièces à caractère privé et public, et ont surtout été stocké dans le hall, la cuisine et certaines espaces de rangement, comme l’office. Pièce à tout faire au Moyen Âge, servant aussi bien à manger et à dormir qu’à cuisiner, la cuisine semble se spécialiser à la période élisabéthaine et être plus nettement consacrée à la préparation du repas. Le nombre de chandeliers présents dans celle-ci augmente alors significativement.
Chemin faisant, la thèse aborde régulièrement les questions de la commercialisation, de la vente – du vol ! –, de l’achat des chandeliers, entiers ou en pièces détachées, et de ses combustibles. Autant d’aspects qui intéressent l’histoire de l’économie et des échanges. L’histoire de l’artisanat et des techniques y trouvent aussi une place de choix. De belles pages sont consacrées à l’organisation de ce qui est une production massive dans les ateliers. Les savoir-faire mobilisés et transmis pour la fabrication et la réparation des objets, les choix effectués dans la réalisation des alliages cuivreux, sont analysés avec minutie. La variété des termes désignant les hommes de l’art est aussi relevée – caudreliers, fondeurs, batteurs… – mais n’apparaissent pas nécessairement comme des fondeurs spécialisés : la spécialisation du métier n’apparait réellement dans les sources que d’un point de vue juridique, à l’occasion des litiges professionnels.
L’enquête réalisée est exemplaire du point de vue de la méthode, soupesant avec soin la matière tirée des sources, questionnant les dénominations anciennes et les catégories intellectuelles du présent, et mariant avec bonheur tous les apports disciplinaires qui lui sont utiles. Elle montre aussi toute la fécondité de l’étude des « choses banales » et de l’histoire matérielle.